Critique d’art presse papier sur la peinture et Vic
Nous
avions pris rendez-vous par téléphone dans un café,
Vic trouve ces endroits typiques de Paris. Elle s’excuse en
riant que réduire Paris à ses cafés est injuste
et caricaturale. Mais un jour, on lui a demandé ce qu’elle
préférait à Paris, elle a répondu « ses
cafés », alors elle s’en tient là.
C’est plus simple.
Cette
petite conversation téléphonique m’avait rappelé
la Vic que je connaissais : polie, se moquant d’elle et de
son image mais trop intelligente pour se persuader que vous êtes
là par politesse. Si je n’avais pas été
une vieille dame qui a perdu sa capacité à s’étonner,
je me serai laissée contaminée par sa fraîcheur.
Mais je fréquente depuis trop longtemps le cynisme. Ce
jour-là, j’aurai pu l’oublier grâce à
Vic.
Elle est
arrivée et nous sommes entrées dans le vif du sujet.
Quand on
lui demande pour quoi elle peint, Vic s’anime, parle et puis se
tait : tout ce qu’elle a à dire se bouscule pour
sortir en même temps. Dans ces moments-là, elle
ressemble plus que jamais au portrait de JF, le 7e :
l’enfant émerveillé, ce sont ses mots.
Mais ce
n’est pas son préféré. En fait elle
commence à en avoir assez qu’on lui parle des portraits,
elle a peint tellement d’autres tableaux. Pourtant elle
reconnaît que c’est la partie de son œuvre qui lui
est la plus proche. Il est évident que l’œuvre de
Vic ne peut se réduire à ses portraits. Tous ceux qui
ont vu sa première
exposition à New York intitulée
« Funerals (Childhood) », Enterrement
(enfance), en sont persuadé. Mais comme elle le reconnaît
elle-même, elle s’est fait connaître du grand
public par ces portraits. On peut bien lui dire que le cinéma
et la musique y ont contribué aussi, elle répond que
maintenant, certes, on la reconnaît dans la rue, et encore,
c’est rare !, mais grâce aux portraits, c’est
sa signature qui est reconnue !
Ca la
fait rire. Elle reste réaliste, le succès trop rapide
s’éteint vite.
Pourquoi
Vic peint ?
Elle
cherche la meilleure réponse, à sa manière.
« Avec la peinture, la sculpture aussi, il y a une
confrontation à
la matière : votre corps contre la toile ou la terre ou
le marbre. J’ai l’impression d’exister, d’avoir
une consistance, une présence physique dans ce combat contre
la résistance de la matière. Dans le cinéma ou
la musique, vous n’avez rien en face de vous. C’est
impalpable, virtuel. Pour la musique, il y a bien sûr le
contact avec l’instrument mais le résultat est
invisible, éphémère. Il faut à chaque
fois recommencer à jouer pour jouir de votre travail. Dans le
cinéma, vous ne voyez pas ce que vous faites au moment où
vous le faites, le metteur en scène vous aide mais c’est
plus tard en voyant le film que vous connaissez le fruit de votre
travail. Et vous n’avez pas forcément le résultat
que vous espèreriez ! Et ce résultat est
extérieur, externe, vous avez prêté votre corps
à
quelqu’un d’autre. L’actrice que l’on voit ne
laisse apparaître que le personnage, où est
l’artiste ? Je n’arrive pas à être
très claire parce
que je ressens plus que je ne comprends, je suis
désolée. »
On
s’habitue très vite à suivre la pensée de
Vic. Elle est peintre par son regard sur le monde : elle
observe, elle picore, elle transforme ce qu’elle voit et le
redonne par sa peinture. Elle n’agit pas sur le monde (« Il
n’y a que les prétentieux pour se croire artistes et
capables de changer le monde »). Elle, elle reste en
retrait. Quand elle agit, elle modèle à coups de burins
les objets et les choses parce qu’elle n’a pas le temps
de prendre des gants. Elle peint parce qu’elle prend son temps,
et son pied !, elle appartient alors au monde. Elle en
parle très bien elle-même : « Quand je
peints, tous mes sens sont en action. Je vois, je sens aussi l’odeur
de la peinture et même ma propre sueur ! C’est bien
mieux que de sniffer de la colle ! Je mets la musique à
fond, j’écoute donc. Et enfin le toucher : je
trempe mes doigts dans la peinture et parfois j’en ai jusqu’aux
coudes, j’adore patauger dans les pots de peinture ! Alors
je peints, comme après des ablutions, des rites religieux. Je
prends mon pied, je suis en plein trip. Il ne faudrait pas grand
chose pour que je tombe dans la drogue. J’ai peur qu’un
jour la peinture ne me suffise plus, que m’arrivera-t-il
alors ? Quand je peints, je ne pense pas. Je vois. Des couleurs,
des explosions, des morceaux de corps. Et j’essaie de
reproduire ces visions, de peindre quelque chose qui y ressemble le
plus possible. Alors je réfléchis aux moyens, à
la technique qui va m’aider. »
Mais tout ça c’est du bavardage, la théorie comme
le dit Vic, c’est le boulot des critiques. Je me mets donc au
travail.
Il est difficile de construire une véritable synthèse
de l’évolution artistique de Vic. En effet une grande
partie de son travail reste inconnue, Vic ayant décidé
de n’exposer que certaines de ses œuvres. Mais, si l’on
se réfère à ces expositions, on peut toutefois
dégager une trajectoire qui à défaut d’être
exhaustive, permettra de découvrir quelle « image »
Vic nous laisse voir d’elle-même.
Sa première exposition, Nursery Rymes and Nightmares
(Comptines et cauchemars), était construite autour de
comptines enfantines et chaque tableau avait pour titre une de ses
comptines ou parfois un proverbe : Trois petits cochons,
le diptyque : Si t’as faim, mange ta main et garde la
deuxième pour demain, Le roi des marionnettes, La
princesse folle, Le Chevalier borgne… Inutile de
préciser que la plupart de ces comptines n’existent pas,
sauf dans l’esprit de Vic, ce que suggère la deuxième
partie du titre de cette exposition : Nightmares, Cauchemars.
Ces personnages effrayants, d’autant plus venant d’une
enfant de 9 ans, âge que Vic avait quand elle a peint tous ces
tableaux, forment un peuple difforme et organisé autour du Roi
des marionnettes. Ce tableau, placé par Vic au centre de
la pièce, représente une cour de poupées de
chiffons usées, de peluches abîmées et de pantins
tombés à terre. A gauche siège le roi, un pantin
de bois à peine en meilleur état que ses sujets. Son
trône est un coffre en bois recouvert de graffitis comme ceux
que les enfants gribouillent à 4-5 ans. Il n’est le roi
que parce qu’il porte une couronne et les teintes majoritaires
du tableau, beige et Sienne, affirment que son royaume est sur la
pente décadente. Il n’y a aucune couleur éclatante,
la couronne d’or est sale. Le roi semble écouter les
doléances d’une marionnette détachée du
groupe, pliée en deux dans une sorte de révérence.
Tout est mort dans ce tableau : aucun dynamisme, ni mouvement,
la scène se lit de gauche à droite, tous les
personnages sont au même plan, le fond est flou, on ne
distingue aucun décor, aucun meuble à part le
coffre-trône. Le reste des oeuvres est dans la même
ligne. Il semble que Vic en ait fini avec son enfance triste qui,
sans être malheureuse, semble morbide.
La deuxième exposition, Funerals (childhood) - Funérails
(enfance), confirme cette impression. Si on retrouve les jouets
comme personnages des tableaux, ils ne sont plus les pièces
principales. Vic propose ici un panorama des lieux de son enfance et
par-là même de la nôtre aussi. On visite ainsi Le
Jardin, Le Garage à vélo, La Cour de
récréation, La Classe et d’autres
lieux plus personnels : Le bureau de mon père, Ma
chambre, La salle à manger de Grand’Mère.
Aucun titre significatif : ils ne font que décrire ce que
l’on voit. On distingue comme un fil conducteur entre les
œuvres : les poupées ou les peluches dans un coin
de chaque pièce, comme abandonnés par l’enfant
qui ne joue plus avec. Aucun être vivant, pas même un
animal de compagnie, ni oiseau, ni insecte. Les teintes des tableaux
sont plus variées mais restent ternes comme des journées
grises pour les scènes extérieures ou des après-midis
pluvieux pour les intérieurs.
Après cette exposition, qui a eu lieu un an après la
première, un intervalle de trois ans s’écoule
avant que Vic expose ses portraits. Elle refuse de parler ce qui l’a
poussé au silence. Mais le fait que désormais elle
expose des êtres humains uniquement tranche avec une telle
vigueur sur ses débuts qu’il est facile de comprendre
qu’elle a changé complètement. Pourtant, Vic,
comme elle me l’avoua lors d’une autre interview, n’a
pas cessé de peindre des tableaux plus tristes, mais nettement
plus abstraits. L’absence de fond pour chacun des portraits, où
seul le blanc de la toile contraste avec le sujet, nous aide à
comprendre que l’enfant existe, enfoui derrière ces
visages.
Vic reste une artiste énigmatique. On peut gloser sur l’enfant
qui a grandi, est devenue une adolescente, puis une jeune femme mais
il est impossible de conclure parce que la majeure partie de l’œuvre
est invisible, dans le sens que Vic lui a donné en refusant
que quiconque voit ces tableaux, c’est-à-dire impossible
à voir. Vic se protège. Pourquoi ? La réponse
est contenue dans cette crise d’adolescence qui nous a privé
d’elle pendant trois ans. Mais je me garderai bien de lui poser
la question.
Nous parlons de pratique puisque la théorie, c’est
fait. Je l’interroge sur sa méthode que l’on a pu
apercevoir dans un reportage télévisuel, une
rareté dont Vic m'a envoyé la cassette. De la part de
Vic, ce n'est pas de la prétention mais une attention, cela
m'aide à construire mes questions.
- On
vous a vue dans ce reportage parler avec votre modèle. Est-ce
une habitude ?
- Oui,
mais la présence de la caméra a faussé mon
discours… On n’est jamais vraiment soi-même
devant une caméra…
Silence,
j’attends qu’elle rajoute quelque chose en vain, puis je continue
mes questions :
- Vous n’avez pas l’air de regarder votre sujet pendant
cette conversation, on vous sent ailleurs.
- Détrompez-vous.
Je fais semblant de ne pas la regarder pour installer un climat de
confiance, pour l’amener à se dévoiler. Je pense
qu’en restant distante, elle va croire qu’elle peut me
parler comme elle veut, je ne m’en servirais pas, je ne le
retiendrais pas. En fait, mes sujets doivent croire que je les
écoute d’une oreille distraite, que je reste concentrée
sur mes dessins, mais je les détaille, je retiens toutes
leurs attitudes et ils bougent selon la teneur de leur propos, alors
je provoque certains sujets de conversation pour apprendre quelle
tête ils ont quand ils éprouvent certaines émotions.
Au risque d’énoncer un cliché, le plus beau
visage est celui de l’amour. Dans le reportage, je demande à
cette femme si c’est difficile de jouer sous le regard de
celui qu’on aime. Quand elle répond « non »,
elle a son plus beau visage.
Vic est
lancée et je me garde bien de l’interrompre. Il m’est
arrivé de le faire et de le regretter, elle ne parle pas, elle
réfléchit à voix haute, l’interroger
revient à la faire redescendre parmi nous.
- Tout mon travail sur les portraits consiste à trouver la
faille, la voir et la faire voir. Quand je peints des acteurs ou des
actrices c’est plus délicat mais plus intéressant,
ils se cachent, et j’échoue parfois. Dans ces cas-là,
je contourne, je biaise. SS par exemple, il n’y a pas de
faille, je ne l’ai pas vue, pardon. Alors je l’ai peinte
comme on l’a rarement vue : en colère. Si j’étais
allée au bout de mon raisonnement, je l’aurais peinte
laide. Remarquez, en colère elle n’est pas au mieux. En
tout cas, je ne pouvais vraiment pas la peindre nue, son corps est
une arme, un instrument pour agir, se défendre. En plus, à
ce moment-là de notre relation, je n’éprouvais
rien pour elle. C’était une statue, un modèle
inanimé. Parfois ça m’aide, d’éprouver
quelque chose, j’utilise l’émotion pour
travailler. Mais là, rien. Peut-être cela m’a
rendu plus réceptive vis-à-vis de ses sentiments pour
moi. Je ne l’avais jamais envisagé, je suis le peintre,
c’est moi qui dois ressentir. Aujourd’hui, j’ai
peint un autre tableau, plus proche de sa … sincérité ?
de sa réalité ? Je n’ose dire vérité,
je ne crois pas à ce mot.
Et comme elle a fini de
parler des portraits, elle sort un dossier. Elle l’ouvre et me
montre des reproductions photo de ses dernières œuvres,
une dizaine. Elle tente de m’expliquer sa nouvelle démarche.
Elle appelle ça « la théorie des coins ». « Ca commence par une idée de papier cadeau. Je déteste
les papiers cadeaux, on ne sait jamais ce que ça cache. Une
de mes amies a une fille, pour son anniversaire, je lui ai acheté
une poupée en tissu, je déteste les baigneurs en
plastique, c’est froid, mortifère. Pour lui offrir, je
mets la poupée dans une boite à chaussures que je
recouvre de papier marron comme les enveloppes. Je m’aperçois
vite que j’ai fait ce que je déteste : un papier
cadeau et personne ne peut deviner le contenu. Hé là,
idée de génie ! Je peints la poupée sur le
papier comme par transparence, une poupée tassée dans
sa boite. Toute contente, j’offre ma boite mais la petite
n’ouvre pas. Elle croit que la boite est vide, que c’est
une blague ! Je suis obligée d’ouvrir moi-même.
J’ai laissé tomber l’idée du papier
cadeau. J’ai retenu l’image de la poupée tassée
dans la boite. Ca a donné des aquarelles sur fond marron,
avec un fond de boite, avec 4 coins, puis 3, puis 2, puis un seul.
L’objet change, (elle étale les feuilles, les indique
du doigt), il est posé à terre puis contre le mur, ou
il est suspendu. J’ai changé de perspective : vue
d’en haut, d’en bas, de côté, droite,
gauche… L’idée d’un seul coin s’est
finalement imposée parce que c’est le symbole du repli
sur soi, l’isolement, cet endroit vers lequel vous reculez,
vous essayez de disparaître, de vous écraser. La boite
était encore trop grande pour un corps. Un seul coin suffit
pour un seul corps, un corps seul. Jusqu’à ce que je me
rappelle que Vermeer lui aussi avait fait des coins. Modestement, je
suis passée à autre chose. »
Elle
se tait. Elle sait quand s’arrêter. Dans son discours
comme dans sa peinture, c’est une de ses qualités :
aller jusqu’au bout de son exploration et s’arrêter
avant de tourner en rond, avant de se retrouver coincée dans
une impasse. A moi de réfléchir, de rebondir.
- La poupée de chiffon, c'est un retour aux marionnettes ou juste un hasard ?
- C'est un hasard, c'est pour ça que j'ai dessiné un
corps de femme ensuite ... Je n'ai pas apporté ces
dessins-là.
Elle se tait, elle hésite.
- Ma mère a vu ces dessins, avec la femme. Elle était
tellement émue que ça m'a inquiété. Elle a
réussi à m'expliquer que ça lui rappelait de
mauvais souvenirs.
Je n'ai pas insisté. Vic semble décidée à ne rien dire de plus.
- Pour passer
à autre chose, ou plutôt pour revenir aux portraits,
c’est la dernière fois promis ! Je n’ai pas
eu le temps de vous demander pourquoi il n’y a pas de femmes
brunes dans cette galerie ?
- Ouais, c’est
vrai. (silence). Je ne sais pas. (elle secoue la tête) Non, je
ne sais pas. Il faut que je réfléchisse.
Là-dessus,
elle me promets de me donner le fruit de ses réflexions par
téléphone ou par écrit. Elle l’a fait :
« Je crois que j’ai peur de trouver dans toute
femme brune un reflet de moi-même. Je n’aime pas me voir
dans les miroirs, alors me peindre ! »
- Et les
hommes ?
- Oh, il y en a
quelques-uns.
- Beaucoup moins.
- Ca va, ça
vient. Je peints peu de personnes, en fait.
Ca, ça veut dire
que Vic en a assez de parler. Elle me demande si j’ai faim :
il est presque midi. Elle m’invite à déjeuner, je
refuse, j’ai d’autres projets. On se quitte en se
promettant de se revoir.
Je
garde un sentiment de plénitude de cette rencontre : Vic
m’a toujours beaucoup parlé mais j’ai l’impression
qu’elle m’en a dit plus qu’auparavant. Elle a
changé, encore ! Longue vie à toi, Vic.